Malgré quelques belles prestations ici et là, la saison 2022 Moto2 a été difficile pour les belles Kalex de l’American Racing Team, le très titré Cameron Beaubier concrétisant rarement sa vitesse en piste et Sean Dylan Kelly figurant souvent dans les profondeurs du classement malgré des essais de pré-saison encourageants.
Avec un fer de lance finissant 17e et un espoir 29e, dresser le bilan avec Matthieu Grodecoeur, le responsable technique de la structure américaine, aurait pu aboutir à une classique interview mêlant excuses et langue de bois, voire même à un refus… C’est tout le contraire ! Un fait suffisamment rare pour être souligné et tout à l’honneur de l’ingénieur français que l’on remercie grandement !
Accédez à la première partie de l’interview ici.
Merci, on comprend mieux pourquoi l’année prochaine
votre pilote le plus rapide ne sera pas là et pourquoi vous gardez
celui qui s’est montré moins rapide…
D’un point de vue technique, on a vu que vous aviez signé
un accord avec BOSS AI, une
société d’intelligence artificielle, un domaine que tu utilisais
déjà pour les pneus, comme Ducati le fait en MotoGP depuis
plusieurs années avec MegaRide. Est-ce que tu peux nous en dire un peu
plus là-dessus ?
Matthieu Grodecoeur : « En fait, en 2021, à Austin, on s’est beaucoup rapproché de Dell, qui est basé à Austin. C’est un groupe énorme qui est devenu un partenaire vraiment proche de nous et qui nous a connecté avec des entreprises avec lesquelles ils travaillent, notamment Boss AI. Là, on a établi une relation vraiment privilégiée qui nous a permis d’essayer de mettre sur pied un gros projet. On a commencé par essayer sur des petites choses, notamment la pression des pneus au moment du départ. Concrètement, la problématique que l’on a, et qu’ils sont aussi en MotoGP, c’est qu’il y a une pression minimale, et c’est très dur de prédire que si tu pars avec la même pression que lors de tes séances d’essais tu vas retrouver la même pression stabilisée en course. En course, il y a beaucoup d’autres facteurs qui rentrent en jeu, et souvent, si tu pars avec la même pression que tu as établie lors des essais, tu vas te retrouver beaucoup plus haut en course. Donc l’idée était de trouver un système, basé sur plein de paramètres, qui nous dise, une heure avant la course quand on connaît les conditions, qu’il faudrait partir à telle pression pour arriver à stabiliser le plus près possible de la limite. C’était donc assez intéressant et on a envoyé plein de données des courses passées pour qu’ils créent un modèle qui se base sur les conditions atmosphériques et sur ton historique du weekend. De notre côté, on a établi un protocole où le pneu de course est quand même assez protégé jusqu’au dernier moment pour essayer de maîtriser le plus possible la pression au moment du départ de la course. Aujourd’hui, c’est assez précis : Plusieurs fois, on a même été assez conservateur, c’est-à-dire la valeur que le modèle nous donnait nous paressait tellement faible qu’on avait très peur de l’utiliser et de se retrouver en dessous de la limite. Donc, souvent, on a pris un peu de marge mais on s’est rendu compte qu’on aurait pu ne pas le faire. Donc oui, c’est assez intéressant. »
Il faut rappeler que, jusqu’à cette année, vous étiez
sanctionnés en cas de pression trop basse en Moto2 (on se souvient
du déclassement de Fabio Quartararo au Japon), contrairement aux
MotoGP qui ne le seront qu’à partir de la saison 2023…
« Oui. »
Vous cherchez toujours à être au plus près de la
pression minimum ?
« C’est l’idée, oui. Du coup, ce modèle prédictif fonctionnait
assez bien, mais comme ils nous l’ont dit, il s’agissait quand même
d’une application très restreinte de ce qu’ils pouvaient faire. En
fait, c’était juste pour nous donner un ordre d’idée de ce qu’on
pouvait faire. Il faut dire aussi que Dell Technologies travaille
énormément avec McLaren en tant que partenaire technique, et ils
nous ont expliqué ce qu’ils faisaient au niveau de l’intelligence
artificielle pour McLaren : cela dépasse l’entendement ! Je ne
pense pas qu’en MotoGP on en soit là, et on n’a pas la prétention
d’en arriver là non plus, mais la capacité à prendre des décisions
avec l’intelligence artificielle est vraiment énorme. Du coup, on
est parti à vouloir faire un projet beaucoup plus gros en intégrant
beaucoup plus de paramètres. Là, on travaille à leur fournir
beaucoup d’informations recueillies lors des trois dernières années
pour qu’ils génèrent des modèles concernant le set up des motos.
Ils vont pouvoir de dire « sur tel circuit, voilà le set up
idéal pour ces conditions là», puis on pourra envoyer des datas
après la FP1 et la FP2, et ils nous diront « vu vos datas, il
vaudrait mieux prendre cette direction où cette direction ».
Donc on parle vraiment d’une aide à la décision concernant le set
up, basée sur beaucoup beaucoup de datas. Un truc qu’aucun humain
ne serait capable de faire, de compiler autant de données. C’est
très intéressant et c’est l’objectif que l’on s’est fixé, mais ce
n’est pas forcément un truc qui va aboutir à des résultats concrets
en 2023 : Je serais surpris qu’on arrive déjà à avoir un modèle qui
tourne dès cette saison. Pour l’instant, l’idée c’est de vraiment
leur donner beaucoup d’informations et d’essayer de générer le
modèle, puis d’entraîner le modèle jusqu’à temps que l’on voit que
cela donne des résultats. Mais je ne pense pas que cela va nous
donner des résultats immédiatement. »
Quand tu dis set up, tu parles de géométrie de la moto
et de suspensions ?
« Oui, et de la pression des
pneus et de ce genre de choses. Parce que parfois, rouler avec une
pression un peu plus haute peut être nécessaire. Mais ce sont des
choses contre-intuitive dans l’analyse : Aujourd’hui, ce qui paraît
logique n’est pas forcément la meilleure solution. J’ai beaucoup
appris ça avec la soufflerie et les éléments finis : la CFD était
vraiment contre-intuitive, et là, c’est un peu pareil. Le modèle va
nous donner des décisions que l’on n’aurait pas prises,
complètement contre-intuitives, mais on se rend souvent compte
qu’il a raison. »
Justement, à propos de soufflerie, comment réagis-tu aux
ailerons de selle qui sont apparus en MotoGP, alors que vous aviez
été les précurseurs dans ce domaine, avant qu’on vous les interdise
en Moto2 ?
« (Rires) Oui, ça me chagrine un peu parce que j’ai
encore un peu l’impression qu’on avait ouvert une direction. Mais
il n’y a pas que ça : Il y a plein de trucs que je vois aujourd’hui
en MotoGP et qu’on avait essayé il y a quatre ans. Ca fout un peu
les boules mais c’est comme ça : On sait que la Moto2 est très
restrictive sur le plan technologique et on ne peut rien faire.
Mais ça fait toujours plaisir de se dire qu’on était sans doute pas
complètement à côté (rires). »
Merci Matthieu, on suivra tout ça avec intérêt !