Il serait facile de croire que cette longue interview concernant les compétitions de véhicules électriques a vu le jour suite à l’incendie qui a détruit toutes les installations MotoE à Jerez…
Mais non : elle était programmée depuis déjà un bon moment et avait pour but d’explorer ce domaine, novateur pour la moto, en profondeur.
Attention ! C’est très très long ! Mais si vous voulez avoir une bonne idée des tenants et aboutissants de ces différents championnats de véhicules électriques, prenez le temps de lire les propos intéressants de Clément Ailloud, ingénieur électronique qui s’était occupé de la gestion moteur en mondial Superbike en ayant travaillé chez Cosworth avant de remporter le titre de Formula E avec la DS Techeetah de Jean-Eric Vergne l’année dernière. Vous y trouverez aussi quelque chose qui sonne un peu comme un avertissement…
D’où des procédures et des installations très strictes concernant aussi bien les techniciens que les pilotes…
« Oui. Par exemple, il y a des lampes sur la voiture et les pilotes apprennent à sauter de la voiture pour ne pas créer d’arc électrique. Tous les matins, nos mécaniciens doivent commencer par tester l’équipotentiel de la voiture pour s’assurer qu’elle n’est pas dangereuse. Ils ont donc des gros gants et se servent de multimètres pour toucher un peu tout sur la voiture. Il y a par ailleurs tout un tas de procédures qui sont mises en œuvre à chaque étape. Pour rappel, quand la F1 a commencé à faire du KERS et de l’hybridation, il y a eu de gros problèmes et des accidents très graves. Je ne sais pas si vous vous souvenez, mais lors des ravitaillements, il y avait une espèce de quille pour décharger l’électricité statique qui pouvait se mettre dans la voiture. Il a fallu un peu défricher des nouvelles sécurités et comprendre les nouveaux risques, mais il y a eu des morts. Ça ne s’est pas su parce que c’est la F1 et c’est une machine médiatique, mais il y a eu des électrocutions. Ce n’était dans l’intérêt de personne d’en faire de la publicité. Mais au final, ce sont des accidents similaires à ceux des pilotes qui subissaient des feux d’essence il y a quelques décennies. Pour un motard, c’est un peu différent car il est souvent éjecté de sa moto lors de l’accident, mais l’essence est un danger, et l’électricité en est un autre. Il faut juste l’appréhender différemment ».
Votre écurie, DS Techeetah est liée à un grand constructeur français…
« Oui. Il y a 2 entités qui se sont un peu mariées. DS est la marque automobile premium du groupe PSA, qui a la responsabilité du constructeur de voitures, et Techeetah qui est un groupe chinois qui a des activités de médiatisation du sport. Ils ont initialement investi dans le championnat et ont amené une équipe dans le panier de la mariée, et c’était nous. Nous sommes responsables de l’exploitation de la voiture. On est donc la structure qui apporte son expertise pour faire rouler la voiture, et chez DS, ce sont les gens qui savent construire une voiture de course ».
Avant cette interview, j’ai pris la peine de regarder vos courses. On a un peu l’impression que ça s’éloigne du pur sport au profit du spectacle, en particulier avec l’Attack Mode et encore plus le Fan Boost. Pensez-vous que cela finira par arriver en MotoE aussi, quand celle-ci sera mature ?
« Je ne sais pas. Pour se comparer à de la Formule 1, on ne
parle pas à la même cible marketing et on n’atteint pas les mêmes
médias. Nos courses ne se déroulent pas sur un circuit mais au cœur
des villes. Notre cible marketing est la personne qui a acheté une
Zoé plus chère qu’une Clio et qui veut être sûr qu’il a fait le bon
choix. Ce sont les technophiles, les bobos, mais aussi les gens qui
ont envie de prendre soin de la planète sans regarder trop loin,
mais ce ne sont pas les puristes du sport automobile. Comment la
MotoE va être appréhendée par les spectateurs de motos ? Peut-être
par les puristes des courses MotoGP, Moto2 et Moto3 qui aiment la
bagarre sans se soucier de la technique : aujourd’hui, personne
n’achète une 250cc 4 temps ! Alors, ça restera une autre
catégorie, mais si c’est pour parler à la personne qui achète un
scooter électrique BMW parce que c’est top pour se déplacer en
région parisienne, à ce moment, ça pourrait prendre le même chemin
que nous. Les cibles sont très différentes. Pour l’illustrer, on a
eu des articles dans la presse parce que nos pilotes ont rencontré
le Pape, mais pas dans les médias qui parlent de sport auto, dans
des médias complètement alternatifs. Du coup, la façon de parler à
ces gens-là est différente.
Concernant les deux particularités que vous avez remarquées, au
final le Fan Boost ne sert quasiment à rien, et l’Attack Mode, où
on a une partie de la course avec une puissance supérieure, est une
histoire de stratégie car tout le monde a le même temps avec cette
puissance supplémentaire. Cela reste de la vraie course. C’est une
règle supplémentaire à prendre en compte mais ça reste du sport.
C’est comme gérer ces pneus ».
De très beaux pneus, d’ailleurs…
« Oui ! À ce sujet, on a des pneus sculptés. Ce sont de très bons pneus, technologiquement très, très bien, et le parti pris de Michelin dans cette catégorie est d’avoir un pneu qui s’adapte à toutes les conditions. Comme il se dégrade très peu, on utilise seulement un ou 2 trains de pneus durant le week-end, que ce soit sur le mouillé, sur le sec, sur les pavés, sur le béton ou sur le bitume, qu’il fasse 40° ou 10°. Du coup, Michelin ne transporte à travers le monde qu’une seule spécification de gomme, et dans un nombre très limité, pas des containers entiers comme en MotoGP. Ça, c’est Green ! ».
Vos pilotes sont Jean-Éric Vergne et André Lotterer, et vous avez gagné le championnat l’année dernière. Vous avez de bonnes chances pour cette année ?
« Oui, nous avons gagné le championnat en saison 4. Pour nous, les saisons sont un peu décalées pour occuper un espace médiatique qui est vide durant l’hiver au niveau du sport auto. Elles vont de décembre à juillet. Cette année, on est un peu plus loin mais on fera le maximum ».
Un mot ou un conseil sur la MotoE ?
« Il faut être tolérant. C’est nouveau, c’est une nouvelle technologie, et il ne faut pas comparer avec la MotoGP. Il faut l’accepter comme une nouvelle catégorie, un nouveau produit, et regarder ce que ça donne comme spectacle. C’est pareil que quand le Superbike crée la catégorie Supersport 300 : je pense que ça ne fait rêver aucun puriste, mais même si ça correspond à un marché asiatique, au final, ça peut faire de super bagarres et révéler des pilotes. Alors, j’ai envie de dire « pourquoi pas ? ». Je pense qu’il faut prendre la MotoE un petit peu comme ça. Et ça intéresse une partie de la population. Une anecdote… Avant, quand je disais que je faisais de la course moto lors d’un dîner, ça n’intéressait personne. Aujourd’hui, quand je dis que je fais de la course de voitures électriques, je suis le roi du dîner (rires) ! Tout le monde a des questions à me poser, du genre « c’est bien ? C’est propre ? On nous raconte des conneries ? ». C’est vraiment incroyable de voir à quel point il y a une grande curiosité. La mobilité des gens est aujourd’hui question importante et on en entend parler au quotidien dans les médias. Donc ça intéresse forcément les gens ».