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Il serait facile de croire que cette longue interview concernant les compétitions de véhicules électriques a vu le jour suite à l’incendie qui a détruit toutes les installations MotoE à Jerez

Mais non : elle était programmée depuis déjà un bon moment et avait pour but d’explorer ce domaine, novateur pour la moto, en profondeur.

Attention ! C’est très, très long ! Mais si vous voulez avoir une bonne idée des tenants et aboutissants de ces différents championnats de véhicules électriques, prenez le temps de lire les  propos intéressants de Clément Ailloud, ingénieur en électronique qui s’était occupé de la gestion moteur en mondial Superbike en ayant travaillé chez Cosworth avant de remporter le titre de Formula E avec la DS Techeetah de Jean-Eric Vergne l’année dernière. Vous y trouverez aussi quelque chose qui sonne un peu comme un avertissement…


Clément, pourquoi êtes-vous passé du monde de la moto de compétition à celui de la voiture électrique de compétition ?

« Je suis passé à l’auto pour plusieurs raisons. L’une est la précarité du travail dans la moto : chaque année, on se demande comment on va être payé, ou si on doit changer de structure. C’est un élément qui a contribué à ma décision. Le 2e point, c’est qu’un challenge technologique s’annonçait avec cette nouvelle catégorie des voitures électriques. Sur le papier, cela semblait être à la fois un véritable tremplin, une bonne opportunité de basculer sur la voiture, et être plus un challenge de courses d’ingénieurs plus que de courses de pilotes. C’est une catégorie où les ingénieurs ont plus d’influence sur les résultats qu’ailleurs ».

Alors « oui » pour le monde de la voiture disposant de plus de moyens que celui de la moto, mais le saut a été effectué dans un championnat en devenir avec une équipe très jeune. N’était-ce pas alors quand même un peu aléatoire, même si vous êtes aujourd’hui installé chez Peugeot Sport ?

« Non. Quand je parle de stabilité de l’emploi, je veux dire qu’il y a beaucoup plus de gens comme moi qui sont payés pour faire leur métier qu’en moto. Je suis au moment où j’aurais pu faire la bascule sur le MotoGP, et des gars qui avaient mon profil, il y en avait peut-être 15 dans le monde. Alors qu’en voiture, je sais que si je veux continuer à faire de la course, j’ai du boulot jusqu’à la fin de ma vie. En moto, il n’y avait rien du tout qui me le garantissait ».

Vous arrivez en début du championnat des voitures électriques…

« Oui, au début de la 2e saison ».

Chez qui ?

« Ça s’appelait le team Aguri, qui portait le pavillon japonais mais qui était historiquement britannique et, quand je suis arrivé, cela a été racheté par des Monégasques ».

Commençons à parler technique. En moto, vous étiez ingénieur électronique, donc habitué à faire de la gestion moteur et des cartographies, et vous arrivez en voiture électrique où, pour le grand public, il n’y a pas grand-chose à régler…

« En fait, il y a une grande similitude. Aujourd’hui, quand on fait de la moto de compétition, la grande partie du travail consiste à déterminer la puissance que l’on va donner au pilote quand il en demande. C’est-à-dire que quand le pilote tourne la poignée, en fonction de l’angle de la moto, de son patinage, de son wheeling, il faut déterminer ce qu’on lui donne pour qu’il aille le plus vite possible tout en restant sur la moto. Là, en voiture électrique, quand le pilote me demande de la puissance pour aller vite, mon métier consiste à déterminer la quantité de puissance qu’on va lui donner pour être efficace c’est-à-dire pour aller vite sans consommer trop. Donc c’est quand même une approche similaire. Les leviers ne sont pas les mêmes, les problèmes ou les choses à contourner ne sont pas les mêmes, mais il y a quand même des choses que j’ai pu porter de mon expérience moto sur la voiture, dans les stratégies que l’on a mises en place dans les boîtiers.

En fait, ce qui se fait aujourd’hui en course, ce sont des systèmes intelligents qu’on appelle structure course. C’est-à-dire que, au final, toutes les stratégies qui sont embarquées dans la moto produisent une demande de couple. Quand le pilote tourne sa poignée et demande par exemple X Newton-Mètres, le Traction Control voudrait en enlever un peu, le Shift voudrait en enlever un peu, l’Anti-Wheelie voudrait en enlever un peu. On additionne tout, on tombe sur un résultat, et on regarde comment le moteur peut fournir ce résultat. Avec les motos qui sont hyper puissantes aujourd’hui, on n’est à priori pas souvent au couple maximum, donc on va faire par exemple un peu de retard à l’allumage, ne pas ouvrir les papillons aussi grand que ce que le pilote a tourné la poignée, ou des choses comme ça. Et cette approche, dans une voiture ou dans une moto électrique, elle est hyper facilitée, parce que une fois que tu as calculé une demande de couple, un moteur électrique est très très bien asservi en couple. C’est beaucoup plus facile que de mettre un peu moins d’essence, de retarder l’allumage ou de fermer les papillons.
Donc en fait, la façon dont travaillent les gens avec des motos de course va être très proche, selon l’intelligence qu’il y a dans le logiciel à la disposition des équipes ».

Vous dîtes que c’est plus facile en électrique, mais vous nous avez confié travailler 23 heures sur 24 tout au long de l’année pour des courses qui durent 45 minutes… pourquoi ?

« Parce que c’est un championnat particulièrement compétitif où on se bat contre beaucoup d’autres constructeurs. Aujourd’hui, il y a autant de constructeurs impliqués qu’en MotoGP. En fait, cela a commencé comme la MotoE, avec une voiture identique pour l’intégralité des équipes la première année. Donc les gens qui venaient, badgeaient simplement la voiture comme par exemple pouvait le faire Marc VDS en MotoGP. Ils mettaient simplement leurs sponsors sur la voiture, et les courses ont commencé comme ça. Et un peu comme le plateau des pilotes de la MotoE aujourd’hui, celui des voitures électriques était très hétéroclite la première année, avec un peu de vieilles gloires, un peu de jeunes qui n’ont pas vraiment percé et un peu de tout.

Ce qui a vraiment fait avancer les choses, c’est l’implication des constructeurs qui ont vu une excellente vitrine marketing pour promouvoir leurs produits propres et véhiculer une image propre. La voiture électrique était un très bon produit pour ça, et le règlement s’est ouvert au fur et à mesure sur certains composants tels les moteurs électriques, les boîtes de vitesses, les onduleurs, tout en gardant une batterie commune, un châssis commun, des roues et des freins communs et une aérodynamique commune ».

Donc aujourd’hui, vous avez votre propre moteur et votre propre électronique ?

« Oui, tout à fait ! Nous avons notre propre intelligence dans la voiture, mais bien sûr on roule avec les mêmes pneus, les mêmes freins, les mêmes jantes et le même châssis que nos adversaires.
L’implication des constructeurs fait que, pour battre les autres, il y a énormément de travail à faire, et par exemple, ne pensez pas que les techniciens de KTM ou d’Aprilia en MotoGP bossent moins dur que ceux de Yamaha où Honda. Au contraire. La compétitivité entre les mains fait qu’on travaille énormément.
L’autre facteur, c’est qu’on a encore beaucoup à défricher et, durant les premières années, une bonne idée fait gagner. Ce n’est pas une histoire d’argent. Donc on y travaille ».

Les MotoE ont encore tout à défricher. Peuvent-elles apprendre de vous ?

« La différence, ça va être que les motos ne vont pas faire de courses à l’énergie : elles vont faire des courses de sprint, alors que nous, on fait exprès d’avoir des courses qui sont trop longues pour la batterie. Grâce à cela, on a acquis une grosse expérience et, aujourd’hui, les gars qui sont derniers gagneraient très facilement toutes les courses de la première année. Le savoir-faire évolue à une vitesse énorme et il n’y avait pas d’historique. Là, la MotoE c’est un peu pareil : ils vont tout découvrir et trouver les bonnes idées, et finalement tout le monde va pointer dans la même direction alors qu’au début, l’entonnoir est très très large ».

Vous parlez de volonté marketing pour les constructeurs. Mais, j’imagine, technologique aussi ?

« (Silence) oui et non. Et plutôt non, parce que certains utilisent des solutions qui sont sur des étagères chez les fabricants de composants. Il y a des gens qui mettent leur badge mais qui ont simplement sélectionné un moteur chez McLaren ou chez Magneti Marelli qui disposaient déjà de moteurs électriques pour l’hybridation des voitures de compétition, légers et gérés en refroidissement par rapport à des moteurs de machines. C’est d’ailleurs ce que font beaucoup les constructeurs automobiles pour les voitures de série aujourd’hui. La moto le fait un peu moins parce que c’est une petite industrie, mais ils achètent quand même leur électronique chez Bosch, leurs freins chez Nissin, leur injection chez Keihin ou leurs amortisseurs chez Öhlins.
Je pense que si notre championnat fonctionne bien, c’est plus marketing que technologique ».

Aujourd’hui, tout évolue très vite. Quels sont les progrès réalisés dans le domaine des batteries ?

« La batterie a fait un cycle de 4 ans, et, aujourd’hui, nous avons un nouveau modèle. La première batterie pesait 300 kg et pouvait fournir 28 kWh. À titre de comparaison, la batterie des MotoE est annoncée pour une vingtaine de kWh. Cette année, on est passé à une batterie qui pèse 330 kg et qui a une capacité doublée, soit 56 kWh. On a le droit d’en utiliser 52, soit à peu près le double, pour une augmentation de 10 % de la masse.
Il faut savoir que par le passé, dans à peu près 50 % des courses, nous n’étions pas limités par l’autonomie mais par la température des batteries en fin de course, si on faisait n’importe quoi. La batterie, c’est comme pour votre téléphone : si on s’en sert beaucoup, ça chauffe ! Quand elle est trop chaude, elle arrête de délivrer de la puissance et se met en sécurité. Avec les premières générations de batteries, on arrivait à cette limite thermique, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Les batteries ont donc énormément progressé. Sur les ensembles moteur-onduleurs, on est entre 97 et 98 % de rendement, donc on ne fera pas de saut technologique là-dessus. Par contre, il y a encore beaucoup à gagner sur la batterie, son poids et la quantité d’énergie qu’elle emmène ».

Après les premiers tests des MotoE, la chauffe des batteries est effectivement un problème auquel elles se sont confrontées…

« Au début de notre championnat, tout tournait autour de la batterie, c’est-à-dire utiliser l’énergie qu’on avait pour aller plus vite que les autres, tout en allant au bout de la course sans être trop chaud ».

Ce sont des batteries Lithium-Ion ?

« Tout à fait ».

On les dit quasiment impossibles à éteindre en cas d’incendie…

« Alors, effectivement, le danger est ce qu’on appelle l’emballement thermique. En fait, ce qu’on appelle une batterie de voiture électrique est un assemblage de beaucoup de cellules. Ces dernières ressemblent beaucoup à une Pom’potes, une petite poche en aluminium avec 2 électrodes. Elles sont disposées les unes à côté des autres et le fabricant essaie de se débrouiller pour qu’elles fonctionnent le plus possible toutes à la même température. Ceci afin de ne pas limiter la performance de l’ensemble à la température de la plus chaude des cellules. C’est d’ailleurs un exercice assez compliqué. Quand une cellule s’emballe thermiquement, au début elle ne prend pas feu, mais la chaleur se propage à ses copines qui sont autour. Nos voitures sont donc équipées d’un raccord Stäubli sur lesquels les pompiers peuvent se brancher pour faire circuler de l’eau et inonder la batterie afin d’évacuer la température jusqu’à ce que cette cellule soit morte. Ils n’éteignent pas de feu, ils limitent l’emballement thermique en les noyant en continu ».

Malheureusement, l’actualité des MotoE est assez triste. Avez-vous un commentaire à apporter ?

« Oui, c’est moche, mais ce sont les débuts d’une nouvelle technologie. Les équipes ont besoin d’apprendre car elles ont la plupart du temps recruté des mécaniciens qui venaient des motos de course. Mais c’est quand même un nouveau monde. Rappelons-nous : au début, les voitures thermiques prenaient feu parce qu’on roulait avec des carburants de fous dans des réservoirs fabriqués à la main. Aujourd’hui, le danger existe mais n’est pas plus important : il est juste différent. En fait, c’est beaucoup une question de pédagogie et de mettre les garde-fous aux bons endroits. Par exemple, en endurance, on n’a pas le droit de pressuriser son système de ravitaillement, sinon ça vaporise l’essence et ça peut exploser. Il y a des règles pour encadrer ça. Avec l’électrique, les gens ne savent pas encore où mettre le curseur de la sécurité, et les gens ne sont pas forcément éduqués. Aujourd’hui, on ne voit plus personne faire le plein d’essence avec une clope au bec. Et bien avec l’électrique, il va falloir apprendre de la même façon, et ne pas oublier qu’une batterie possède un voltage et une énergie qui peuvent vous tuer et vous réduire en un tas de cendres ».

Quel est le voltage de vos batteries ?

« On est en 600 Volts ».

A suivre ici

Crédit photos : DS Techeetah