Jusqu’où un pilote accepte-t-il le risque ? Cette question, au cœur des sports mécaniques et du sport moto en particulier, a été au centre des discussions lors du Motul TT Assen, comme il l’a été à la suite de l’autre TT, le Tourist Trophy de l’Ile de Man. Quelques nouveaux éléments de réponse…
« Par décision consensuelle, la direction de course considère que c’est au pilote de décider s’il prend la piste dans des conditions marginales. » Marginales, c’est ainsi que la direction de course des Grands Prix décrit donc les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la première séance d’essais libres de la 10e épreuve du championnat du monde MotoGP, sur un circuit d’Assen gorgé d’eau. Même s’il précise que les commentaires des pilotes sont précieux et même « vitaux » pour que les officiels puissent prendre de bonnes décisions, le communiqué de ces derniers renvoie les pilotes à leur responsabilité de pratiquer un sport mécanique qui comporte des risques par essence. Une réponse à ces mêmes pilotes, qui ont émis des doutes sur les conditions de sécurité lors de cette première séance d’essais libres disputée sur une piste d’Assen détrempée provoquant un phénomène d’aquaplanning dans certaines zones rapides. Alors que Miguel Oliveira jugeait la piste « non roulable », les deux derniers champions du monde, Fabio Quartararo et Joan Mir, estimaient la situation dangereuse, le Français enjoignant la direction de course à prendre ses responsabilités. « Les conditions de piste étaient praticables » a tranché celle-ci, arguant qu’un certain nombre de pilotes avaient amélioré leurs chronos durant la séance incriminée.
Par un curieux hasard du calendrier, cette décision intervient dans le cadre d’une épreuve qui a conservé son appellation ancestrale de TT, ce qui distingue le rendez-vous d’Assen des autres courses du calendrier MotoGP, lesquelles possèdent toutes la mention « Grands Prix » (ou sa traduction en espagnol ou italien). TT, initiales de Tourist Trophy, comme étaient désignées dès le début du XXe siècle certaines courses de vitesse pratiquées sur route.
Dès que les Grands Prix sont nés dans les années suivant la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la « Cathédrale » d’Assen a constitué une étape incontournable pour tous les pilotes des championnats du monde de vitesse, la seule figurant immanquablement au calendrier depuis 1949. Le Dutch TT, autrement dit le Tourist Trophy néerlandais, traversait initialement plusieurs villes : Borger, Schoonloo et Grolloo en 1925 sur plus de 28 km, puis De Har, Hooghalen, Laaghalen et Laaghlerven sur 16,5 km de 1926 à 1955. Avec les risques induits par un tel tracé, avant que la distance ne soit réduite à 7,7 kilomètres, mais encore sur des routes ouvertes à la circulation, fermées juste pour le TT. Ce n’est qu’à partir de 1992 qu’Assen est devenu un circuit fermé. D’où le lien évident avec l’autre Tourist Trophy, celui de l’Île de Man, où une portion de 60 kilomètres passant par les villes de Douglas et Ramsey est fermée à la circulation un jour sur deux pendant deux semaines, pour que puisse se tenir la plus prestigieuse et la plus effrayante épreuve motocycliste au monde. Sorti du calendrier en 1976 à la suite d’une logique fronde des pilotes qui étaient obligés de s’aligner sur l’Ile de Man pour jouer le championnat, le Tourist Trophy original se déroule encore aujourd’hui, avec les polémiques qu’il suscite.
Après deux ans d’absence en raison de la pandémie mondiale de Covid, l’IOMTT (pour Isle of Man Tourist Trophy) a repris ses droits en 2022 et la population de ce paradis motard et fiscal en mer d’Irlande a de nouveau doublé sa population le temps de deux semaines à cheval sur les mois de mai et juin. De nouveau, les gladiateurs des temps modernes se sont lancés, l’un après l’autre (10 secondes séparent chaque départ) à l’assaut des quelques 264 virages du long tracé mannois. Avec son parcours périlleux et la vitesse moyenne à laquelle évoluent les pilotes pour boucler un tour (supérieure à 200 km/h, ce qui n’est le cas sur aucune course MotoGP, la moyenne la plus élevée étant atteinte à Spielberg avec 188 km/h sur le tour le plus rapide), le bilan est chaque année très lourd. Plus d’un mort par édition, pour un total de 265 depuis les débuts de l’épreuve en 1907. Mais pour cette année de retour à la compétition après deux ans de pause, le constat est particulièrement macabre avec cinq décès, le second le plus élevé après les 6 accidents fatals de 1970 (la seule année sans mort étant 1982). Une situation qui divise les amateurs de sports mécaniques sur deux et trois roues, le side-car étant également au programme du Tourist Trophy.
Trois des cinq pilotes décédés en 2022 étaient d’ailleurs des side-caristes, notamment un père et son fils de 21 ans, Roger et Bradley Stockton, fauchés dans le secteur ultra-rapide de Ago’s Leap. Un duo français a également connu un accident dramatique, César Chanal n’y survivant pas, alors que son coéquipier Olivier Lavorel se bat encore… Dans une publication aux allures de coup de gueule contre les « champions du clavier » relégués à leur « triste vie », le pilote français Xavier Denis, après avoir bouclé sa 7e participation à l’épreuve, rend d’abord hommage à « ceux qui ne partageront plus jamais la route avec nous, Mark, Davy, César et les Stockton père et fils » avant de replacer le débat : « Tous, dans cette petite famille que constituent les pilotes qui attendent chaque année de dévaler Glencrutchery Road suite à une tape sur l’épaule, tous (ou presque), nous dilapidons notre énergie, notre temps, notre argent, notre savoir-faire pour s’aligner sous cette arche dans les meilleures conditions possibles. Souvent, tout se passe bien. Parfois non. Mais quoiqu’il en soit, les seules personnes qui peuvent juger la décision de participer au TT sont celles-là mêmes qui la prennent. Personne n’y est obligé et tous les pilotes sont adultes, responsables et réfléchis. » Un propos qui rejoint celui d’un connaisseur de l’épreuve, Pierre-François Tissot, l’un des fondateurs d’In & Motion, fournisseur d’airbag pour le MotoGP comme Alpinestars et Dainese, et qui a développé un modèle pour le Tourist Trophy : « On se trompe totalement en tenant pour suicidaires des pilotes qui font cette course pour se sentir vivants ».
Interrogé par le média national BFM/RMC, le multiple champion de France des Rallyes routiers et participant au TT, Julien Toniutti, ne dit pas autre chose : « On parle déjà rarement de moto en France et quand on parle de cette course, on traite seulement les accidents. Ce n’est pas terrible. Généralement, le traitement est uniquement à charge. C’est dommageable pour les pilotes, pour les partenaires et les partenaires potentiels. Ça nuit à l’image de cette course et à l’écosystème du Tourist Trophy. Ça nuit tout simplement à la pérennité de la course. C’est une course dangereuse, on le sait. Mais il y a eu moins de morts au Tourist Trophy que sur l’Everest. Sur l’Ile de Man, et plus généralement dans les pays anglo-saxons, ils ont une culture qu’on n’a pas: celle de la course sur route. Pour eux, c’est quelque chose de normal. Nous, en France, ça fait peur. On est dans une société où tout est cadré, sécurisé. Donc on ne comprend pas qu’il y ait autant de morts sur une course. Mais l’Everest, il y a 300 morts, est-ce pour ça qu’il faut arrêter de monter l’Everest ? Les pilotes qui y vont le font en connaissance de cause, il n’y a pas de suicidaire ici. Ce sont juste des pilotes qui vont jusqu’à la limite, mais comme un pilote de chasse, un skipper en solitaire ou un alpiniste.
Force est de reconnaître que les risques font partie intégrante du Tourist Trophy, et ceux qui s’y engagent le font dans un but qui n’est pas moins noble et sportif que ceux qui entreprennent l’ascension de l’Everest ou un tour du monde à la voile en solitaire. Comme en haute montagne ou en haute mer, le danger est omniprésent sur le parcours de l’Ile de Man avalé à fond de train… Personne ne se voile la face sur place, pas plus les organisateurs que les pilotes, triés sur le volet à l’issue d’une sélection draconienne. Ce qui n’empêche pas les drames… Les organisateurs ne sont cependant pas exempts de reproches, notamment dans les mots d’Estelle Leblond, brillante side-cariste tricolore, revenue de l’Ile de Man avec un nouveau trophée de bronze après sa 11e place décrochée avec son coéquipier Clément Carré, mais qui se montre amère à l’heure du bilan, mettant en cause « certaines personnes décisionnaires dans l’organisation du TT pour leur rôle majeur dans “N’ai à fout’ nous de la sécurité, l’estime des participants et des spectateurs, nous ce qu’on veut c’est que les cinq premiers passent bien à la télé“ ». Il n’est pas rare que l’organisation du Tourist Trophy annule des courses ou les écourte (notamment en cas d’accident grave), mais il arrive régulièrement que la décision de prendre la piste ou d’y renoncer revienne aux pilotes, selon les éléments dont ils disposent. C’est ainsi qu’un autre tricolore habitué de l’épreuve, Timothée Monot, a plié bagage après un tour dans l’épreuve-reine, la Senior TT Race, en raison d’un vent trop important, qui l’empêchait « de se dépasser », mais aussi pour « des raisons de sécurité ». Même si à l’arrivée Tim reconnaissait « avoir les boules », sa décision était largement comprise, ce qui n’est pas toujours le cas sur les réseaux sociaux. Comme Xavier Denis, Estelle Leblond est aussi en colère contre ceux qui se permettent de « juger, commenter, écrire sur un sujet » qu’ils ne connaissent pas, qu’ils méprisent, « plutôt que d’aller se promener seul dans la nature ou de boire du Destop ».
Reste que même dans le milieu du sport moto, la tenue du Tourist Trophy est aussi un sujet clivant. Ainsi Marc Márquez, qui déclarait en 2020 : « J’ai beaucoup de respect pour les pilotes qui courent dans cette épreuve, mais je n’aime pas ça. Je pilote dans un sens pour m’amuser, prendre du plaisir, chercher la limite. Mais aller à l’Île de Man c’est jouer sa vie. Je roule à moto pour m’amuser, pas pour souffrir et mettre ma vie en danger ». Une défiance qui n’a pas empêché nombre de stars du MotoGP de répondre positivement à l’invitation de s’y rendre pour effectuer un tour d’exhibition, à l’instar de la légende Valentino Rossi l’année de son dernier titre mondial, du regretté Nicky Hayden ou de Cal Crutchlow. Pour celui-ci, qui possède une résidence sur l’île, la question de l’intérêt du Tourist Trophy ne se pose même pas. Grand admirateur des champions du TT, Crutchlow s’est confié avec son franc-parler habituel concernant l’éventualité de sa participation à une course qui l’a toujours fait rêver depuis tout petit. « Je n’ai pas les couilles, et puis ce serait un cas de divorce » a tranché le pilote anglais plusieurs fois victorieux en MotoGP et peu suspect d’avoir froid aux yeux. Lui connaît bien le tracé pour s’y entraîner en vélo avec ses amis mannois ne manque aucune épreuve lorsque son agenda le permet… Rares sont les pilotes issus du « Continental Circus » moderne qui, comme l’ancien pilote Moto3 Danny Webb, se sont essayés sur le parcours périlleux du Tourist Trophy.
Nulle part ailleurs qu’au Tourist Trophy, le transfert de responsabilité au pilote de participer à la course n’est plus engageant, même si dès qu’il pleut, la direction de course n’hésite pas à annuler les épreuves en cas de route piégeuse. A Assen, la décision de prendre la piste laissée à la discrétion des pilotes semble signifier qu’il leur faut accepter les risques inhérents à leur pratique… Il n’est cependant pas certain que ce transfert de responsabilité aille dans le sens de la sécurité, car même si un large bac à graviers est plus rassurant en cas de chute qu’un arbre ou un mur sur la trajectoire, le championnat du monde de vitesse compte son lot de blessures sérieuses. A la mi-saison, le bilan médical est lourd comme souvent en Grands Prix, et le phénomène d’aquaplanning dont se sont plaint les pilotes est bien réel. Il suffit pour s’en convaincre de revoir le spectaculaire accident qui a coûté une clavicule à Jorge Lorenzo en 2013. A Assen, Arón Canet a jeté l’éponge en Moto2, victime de saignements de nez trop importants à cause d’une veine endommagée, et Pol Espargaró a préféré soigner ses côtés brisées que de souffrir au guidon, une décision à rapprocher de celle de son coéquipier Marc Márquez, forfait pour se remettre de ses multiples blessures.
On notera que pour conclure de manière plus légère ce billet établissant un parallèle entre Tourist Trophy et MotoGP que la Covid a emporté avec lui la catégorie TT Zero, compétition réservée aux motos électriques initiée sur l’Ile de de Man, et ce bien avant que les Grands Prix ne mettent en place la catégorie MotoE garnie de machines propulsées par des batteries au Lithium. Malgré la volonté des organisateurs de l’ancestral TT de permettre aux technologies dites d’avenir de concourir, et en dépit des performances affichées par les machines sifflantes qui bouclaient le tour de l’Île plus vite que les side-cars (et plus vite qu’Agostini dans les années 70…), l’île des chats sans queue n’était pas encore prête pour le monde moderne. Ce bout de terre, qui a accueilli le premier parlement de l’histoire de l’humanité et qui résiste à la pression fiscale internationale autant qu’à la tutelle anglaise, entend continuer à faire courir des pilotes entre arbres et maisons à des vitesses déraisonnables. Peut-être précisément parce que ce n’est pas raisonnable.
David Dumain