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« Dans le sport, tu peux passer de héros à zéro en un temps record ». Consultant averti du MotoGP avec la plus grande expérience française dans la catégorie, Randy de Puniet connaît bien l’effet « roller coaster ». Un jour porté aux nues, le lendemain voué aux gémonies, chaque pilote sait que le résultat d’une course peut aussi bien lui réserver les lauriers que les foudres. Avec l’effet amplificateur des réseaux sociaux, poison actuel dénoncé par certains sportifs parmi lesquels des champions olympiques qui ont eu le malheur de ne pas performer un jour important.

En faisant le choix de ne pas attaquer Francesco Bagnaia, chef de file de l’usine Ducati pour laquelle il roule, Johann Zarco s’est aliéné une partie des supporters français de Grands Prix moto, car l’adversaire principal de l’Italien dans sa lutte pour le titre MotoGP est tricolore. En laissant Bagnaia prendre les 16 points de la troisième place, Zarco lui permet de se rapprocher à deux unités de Fabio Quartararo, qui paraît bien seul avec sa Yamaha dans la défense de sa couronne mondiale face à huit Ducati, toutes efficaces, et aux mains d’excellents pilotes. On aurait pu rêver d’une sorte « d’unité nationale ». Mais Ducati n’a décroché le titre suprême qu’une seule fois grâce à Casey Stoner en 2007, et ne veut plus se contenter du titre constructeur, qu’elle a obtenu en 2022 pour la troisième fois d’affilée, mais veut consacrer l’un de ses pilotes, quinze ans après Stoner. Plus la fin du championnat approche, plus les dirigeants de l’usine italienne mettent la pression sur leurs pilotes afin que le mieux placé d’entre eux, le pilote officiel Bagnaia, décroche le Graal.

À Aragón, l’Italien Bastianini avait eu l’outrecuidance de coiffer Bagnaia au poteau sur la ligne d’arrivée, le privant au passage de 5 précieux points. Bagnaia avait serré les dents, les consignes n’étaient pas clairement exprimées et Bastianini, futur coéquipier de Bagnaia, en avait profité, arguant du fait qu’il était mathématiquement lui aussi dans la course au titre et que la perspective d’une victoire ne se discutait pas. Le grand patron de Ducati, Claudio Domenicali, a alors dépêché l’un de ses lieutenants, Davide Tardozzi, pour monter au créneau et siffler la fin de la récré. Les consignes, claires, allaient être confirmées par Johann Zarco au micro de Canal+ après la course. « J’ai laissé le podium à Pecco. Depuis Misano, on a reçu des consignes de course. C’est difficile à appliquer quand on n’est pas en bagarre avec lui, mais aujourd’hui, c’était le cas. Quand une victoire est en jeu, Ducati ne bloque rien, mais pour une place d’honneur on donne la priorité à Pecco. »

Il n’en fallait pas plus pour ulcérer les supporters français et même déclencher l’ire des plus fidèles soutiens de l’Avignonnais. Le parallèle avec le Formule 1 et ses consignes « qui tuent les sports mécaniques » revient dans nombre de commentaires. Les fans de sport moto aiment distinguer le MotoGP de la F1, considérée comme soporifique et trop portée sur le business. On se laisse encore porter par le romantisme véhiculé par les années romantiques du Continental Circus et ses icônes comme Barry Sheene ou Marco Lucchinelli. Plus près de nous, des pilotes de caractère comme Mick Doohan, Max Biaggi ou Valentino Rossi n’auraient jamais laisser filer le moindre point, veut-on croire.

Zarco est pourtant l’un des pilotes les moins policés du championnat. L’un des rares, comme l’Australien Jack Miller ou l’Espagnol Aleix Espargaró, qui n’hésite pas à faire des sorties et qui goûte peu la langue de bois. Paradoxalement, c’est ce qui est reproché à Johann Zarco. Car, dans cette histoire, le Français a le mérite de ne pas faire semblant. Il ne fait pas semblant de ne pas comprendre une question quand on la lui pose et ne répond pas à côté quand il s’agit clairement de consignes de course. Il ne fait pas semblant de ne pas être rapide quand il a les moyens de revenir derrière Pecco. Il ne fait pas non plus semblant d’essayer de le doubler. Enfin, il ne fait pas semblant d’être loyal à Ducati. En plus de son talent, Johann Zarco a le mérite d’être un homme honnête, ce que les cyniques confondent avec la naïveté. Par le passé, il a quitté KTM sans calcul, puis s’est fait repêcher par Ducati après avoir entrevu le mirage Honda, et il est reconnaissant à l’écurie italienne de lui avoir fait confiance, quand l’immense majorité du paddock le voyaient fini après son départ tonitruant d’une écurie autrichienne qui ne convenait pas à son fonctionnement.

Johann Zarco a donc reconnu qu’il y avait des consignes d’équipe chez Ducati, même si le doute ne planait guère. Le panneau indiquant à Miller l’écart le séparant de Bagnaia en Thaïlande suffit à le prouver. Zarco n’a pas bravé ces consignes, comme l’avait fait Bastianini deux semaines auparavant. Mais le contexte n’est pas le même. Comme l’a précisément exprimé Johann en interview d’après-course (celle-là-même où il confirme l’existence de consignes de course), Ducati accepte que son leader soit bousculé pour une victoire, mais pas moins.

En rendant la main de manière ostensible en fin de course, Zarco a commis un double sacrilège : Celui de ne pas « tout donner » comme il est attendu de ces gladiateurs des temps modernes, et celui de sacrifier la fibre patriotique à ses intérêts personnels. C’est un peu vite oublier que la moto est un sport individuel et qu’il est régi par des intérêts financiers qui dépassent souvent le rayonnement des pilotes. Seul des pilotes du calibre de Rossi ou de Márquez peuvent infléchir des stratégies d’usine, même si Valentino, pourtant auréolé d’une triple-couronne mondiale en 500 puis en MotoGP, avait échoué dans cette entreprise et ressenti le besoin de quitter Honda pour cette raison que la marque devait passer avant le pilote.

Zarco s’est donc effacé devant l’intérêt suprême du constructeur qui l’emploie, et le fait de porter les couleurs d’un team privé ne suffit pas à l’exempter de ce devoir, car il dispose d’un matériel quasi-identique à celui des pilotes officiels de la marque. Toute rébellion pourrait remettre en cause cette égalité de traitement et même si on a fait la moue à l’arrivée dans le team de Johann, on sait l’importance de la collaboration active qui existe avec l’usine italienne. Toute médaille a son revers…

On s’étonne aussi que Zarco, qui n’a pas hésité à entonner la Marseillaise jouée pour Fabio Quartararo lors d’un podium au Qatar, ne donne pas la priorité à sa fibre patriotique. Et l’on cite en exemple Loris Baz, qui sur ce même circuit de Doha, n’avait pas voulu obéir à Kawasaki, qui lui demandait de céder sa deuxième place à Tom Sykes, alors lancé dans une lutte finale pour le titre face à Sylvain Guintoli (sur Aprilia) où chaque point était précieux. Le Français avait été titré et on avait voulu voir dans la résistance aux ordres de Baz un soutien national. C’est vite oublier que peu avant la finale au Qatar, Baz avait laissé Sykes le doubler devant le public français de Magny-Cours, conformément à ce qui lui avait été demandé via le panneautage, avant d’expliquer sa démarche :  « À propos des ordres qui m’ont été donnés par l’équipe, je considère qu’il est naturel que je m’y plie. Si j’en suis là, c’est grâce à Kawasaki qui a fait beaucoup pour moi des trois dernières années. »

Loris s’est ensuite rebellé, mais il avait sa carrière devant lui et n’est pas resté chez Kawasaki, quand Johann Zarco a 32 ans et doit rester chez Ducati pour poursuivre son rêve d’être champion du monde MotoGP. Même si cet objectif se complique avec les années, il reste performant et s’il n’est pas monté « sur la boîte » en Thaïlande, Johann a tout de même ajouté en 2022 quatre nouveaux podiums à son long palmarès, portant celui-ci à 56 Grands Prix terminés dans le trio de tête, dont 15 en MotoGP. Aucun pilote français n’en a jamais compté autant en Grands Prix, aucun non plus n’a glané deux titres de champion du monde comme lui. Il lui manque évidemment victoire et titre en catégorie-reine, ce que son prodigieux compatriote a accompli en seulement trois ans de présence en MotoGP. Après avoir beaucoup sacrifié pour en arriver là, Johann Zarco préfère subir des insultes qu’insulter l’avenir…

 

Crédit photos : Michelin Motorsport

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