Avant le Grand Prix de France, nous avons eu le privilège de pouvoir interroger Eric de Seynes, l’atypique patron de Yamaha Motor Europe qui n’hésite pas à troquer son costume pour un cuir, afin de faire le point sur nos deux pilotes français en MotoGP, mais également sur le gros effort consenti par Yamaha au profit de la compétition à travers son important programme bLU cRU.
Comme toujours, son éclairage est particulièrement intéressant et nous l’en remercions grandement.
Eric, comme notre nom l’indique, nous nous intéressons avant tout aux Grands Prix, aussi allons nous commencer cette interview par ce sujet. On a vu un panorama qui a considérablement évolué en quelques mois puisque, il y a précisément un an, on avait Johann Zarco porté aux nues par la presse qui annonçait même sa victoire probable au Grand Prix de France. Un an plus tard, Johann est dans une position relativement difficile tandis que Fabio Quartararo explose littéralement aux yeux du grand public en rééditant grosso modo les performances de Johann lors des 2 années précédentes. Est-ce que, quelque part, cela ne veut pas dire que celles-ci tiennent au moins autant à la moto, la Yamaha M1, qu’aux pilotes ?
Éric de Seynes
: « je pense qu’il ne faut jamais oublier que notre sport est un
sport mécanique. Il y a donc le sport, avec l’homme, et la
mécanique, la machine. Il faut que l’alchimie des deux fonctionne.
Il y a des bonnes motos qui ne sont exploitées que par un nombre
très faible de pilotes, et il y a des bonnes motos qui sont
exploitées plus facilement par un plus grand nombre de pilotes.
Sans parler des concurrents, je crois que nous, la Yamaha, a
toujours finalement été une moto qui a été conçue avec la recherche
d’une certaine facilité de compréhension. Et on s’aperçoit que tout
les rookies qui sont venus en Grand Prix, à commencer même par
Crutchlow à l’époque chez Tech3 qui a fait une bonne première
saison. Et, évidemment, Johann plus récemment, mais même Espargaró
et Smith chez Tech3 n’étaient pas ridicules. Smith est ensuite un
peu perdu mais tant qu’il était chez Tech3, c’était bien. Donc je
pense que la Yamaha est une moto, et ce n’est pas du bluff, qui est
tout de même assez proche de la R1. Ou la R1 est assez proche de la
M1. En tout cas, chez Yamaha, les ingénieurs qui travaillent dans
la cellule MotoGP sont en général des ingénieurs qui au bout de 5
ou 10 ans vont travailler sur les motos de série. Il ne s’agit donc
pas totalement d’un monde exclusif à part entière, mais c’est un
monde où les ingénieurs sont là pour trouver la plus grande
efficacité, pour avoir une moto qui soit performante en toutes
circonstances, sur tous les circuits, mouillés ou secs, et qui
finalement fasse, qu’à l’arrivée, que ce qu’on apprend puisse être
quelque part transposable sur une moto de série. Je pense donc que
c’est une approche du développement que n’ont pas nécessairement
les autres constructeurs, et qui fait qu’à l’arrivée un jeune qui
découvre la catégorie se retrouve d’un seul coup en confiance et se
retrouve avec une moto qui lui donne une performance qu’il n’avait
pas en Moto2. En Moto2, il se bataillait comme un chien pour
essayer de faire des écarts qui étaient infimes avec les
concurrents, et là, d’un seul coup, il se retrouve avec une moto
qui à des chevaux, qui a de l’électronique, qui a un châssis avec
lequel il trouve du plaisir, et où il trouve un nouveau champ de
possibles.
Alors je ne sais pas si c’est la seule explication à la manière
dont Quartararo a découvert la catégorie MotoGP, où Zarco deux ans
avant lui, mais on s’aperçoit qu’en tout cas la jonction et le lien
entre la Moto2 avec un châssis Speed Up, ou Kalex, et la M1 est
quelque chose qui fonctionne de manière assez naturelle. Et quand
on voit ceux qui ont fait le choix d’aller sur d’autres marques, on
ne voit pas la même évidence. Donc je pense qu’on a une moto dont
le comportement est assez naturellement la suite du Moto2.
Après, j’ai formidablement cru en Johann et ai poussé Johann parce
que Johann a un vrai talent. J’ai toujours été très choqué par la
manière dont certains analysaient son succès comme étant lié au
travail plus qu’au talent. Je trouve que c’était très violent. Je
me souviens d’une époque où on admirait les pilotes américains
parce qu’ils roulaient et travaillaient beaucoup. On les admirait,
alors pourquoi quand c’est un Français qui roule et travaille
beaucoup, d’un seul coup c’est moins admirable ? Ça, ça m’a
franchement agacé ! Parce que je pense que Johann est un vrai
pilote professionnel et qu’il s’est épanoui avec cette rigueur là.
Et l’association Fellon-Zarco fonctionnait très bien dans cette
éthique là. J’ai beaucoup poussé pour que Johann, quoi qu’il
arrive, reste chez nous, et clairement la moto qu’a Morbidelli
aujourd’hui était celle qui lui était dévolue. Il a trouvé que
c’était le moment pour lui de passer pilote Factory. Cela se
comprend et je n’ai aucun état d’âme par rapport à ça : je lui
ai déjà dit plusieurs fois, et je le comprends. Et je regrette que
ce soit pour lui aussi visiblement difficile. Mais bon, c’est
l’itinéraire qu’il a choisi à ce moment de sa carrière, et c’est
vrai que quand le groupe m’a demandé ce que je pensais de
Quartararo, j’ai poussé parce que je pense que Fabio est quelqu’un
qui a montré beaucoup de talent en CEV et en Moto3. Après, il a eu
une période plus difficile mais je pense celle-ci a été salutaire
et qu’il en retire certains fruits aujourd’hui. J’ai toujours
entendu et j’ai toujours eu la conviction que l’on apprend plus
dans l’échec que dans la victoire. Des saisons de difficultés
permettent de rebondir, alors que quand on gagne trop, il faut se
méfier car c’est là que l’on devient vulnérable. Fabio a vécu des
saisons difficiles et quand vous vivez des saisons difficiles avant
19 ans, vous vous retrouvez à 20 ans avec une maturité d’un pilote
plus âgé. C’est donc un formidable potentiel.
Maintenant, j’ai aussi beaucoup poussé parce que le marché français
est un marché qui est important pour les supersports. On le voit
aussi avec l’audience du Grand Prix de France qui est liée à
l’excellent travail de Claude Michy, mais aussi tout de même à une
culture de la vitesse qui reste forte en France. Et donc, avoir un
pilote français parmi les pilotes Yamaha, c’est pour moi quelque
chose d’important, et je pense que Fabio avait au moins l’ADN pour
tenter le coup. Il y avait un facteur de risque et je dois
reconnaître que comme j’ai pas mal poussé, j’ai été très content de
voir que les essais hivernaux s’étaient bien passés. Et quand je
vois le début de saison qu’il fait, c’est bien au-delà de mes
espérances et des espérances de Yamaha. D’ailleurs, je lui envoie
régulièrement des textos, et avant le départ de Jerez, je lui ai
dit » tu as déjà fait le job, tu pars première ligne, tu
es dans une montée en puissance extrêmement rapide : fait ta course
sans te soucier du résultat « . À ce niveau-là, qu’il
fasse 4 ou qu’il fasse 6, tout le monde s’en moque : Quand on en
est à son 4e Grand Prix et qu’on fait déjà ça, l’enjeu n’est pas là
pour sa carrière. Il construit, et je lui ai dit, car c’est ça qui
compte. Et je trouve qu’il a une bonne écoute, et j’espère qu’il va
réussir à gérer la pression qui va commencer à s’accélérer autour
de lui, car ce n’est pas facile et c’est même dangereux, surtout à
20 ans.
Et pour en revenir à la question de départ, ce que les gens ne
croient pas toujours, c’est que Fabio a eu le choix durant les
essais hivernaux de choisir sa moto, avec son châssis et son
moteur, parmi les mêmes choix que Valentino ou Viñales. Évidemment
qu’il y a un team Factory et un team satellite, mais aujourd’hui
les écarts sont totalement minimes, sauf que le team Factory
développe des choses que le team satellite ne développe pas.
Quelquefois cela va dans le bon sens, quelquefois cela ne va pas
toujours dans le bon sens. Du coup, les fans se disent parfois que
le team Factory est à la rue par rapport au team satellite. Sauf
que ce dernier utilise une solution qui fonctionne alors que le
team Factory utilise une solution qui va peut-être marcher mieux,
mais parfois pas. Ça fait partie du jeu et quand les écarts étaient
d’une seconde ou deux au tour il y a 10 ou 20 ans entre les teams
Factory et les teams satellites, ça ne se voyait pas beaucoup car
quand ils essayaient quelque chose qui ne fonctionnait pas, ils
perdaient 4 dixièmes mais ils restaient devant. Aujourd’hui, si
vous perdez 4 dixièmes, vous êtes comme Valentino, 13e sur la
grille à Jerez. Donc tout se voit plus, mais le job du team Factory
est le même. Au final, on a une bonne moto qui est lisible et
exploitable par un pilote de talent sans que ce soit trop
compliqué, et oui on a un team Factory qui travaille beaucoup pour
essayer de développer de nouvelles pièces et trouver des écarts
».