Alessandro Valia est l’homme qui développe les Ducati. De la Panigale V4 à l’Hypermotard en passant par la dernière StreetFighter ou encore la Superleggera, l’intégralité du développement de ces motos a été validé entre ses mains. Mais qu’est-ce que le métier de pilote de développement?
Développer des motos, en particulier des Ducati, est un jeu à très gros enjeux. Et en effet, le métier de Lead Development Rider (ou pilote Principal de Développement) est devenu l’un des plus recherchés de l’industrie moto.
L’homme de Ducati qui occupe cette position est Alessandro Valia. Ancien pilote en WorldSBK qui participe encore à l’occasion au Championnat d’Italie, Alessandro est considéré comme l’un des meilleurs pilotes de développement au monde, travaillant en étroite collaboration avec tous les départements de Ducati Motor Holding pour créer leurs produits.
Ce personnage très réservé au premier abord est un pilote chevronné et fort sympathique. Et du calme, il en faut, pour maîtriser la puissance impressionnante des machines qu’il a entre les mains, des prototypes qui ne sont pas tout à fait aboutis et peuvent subir des avaries alors que les tests qu’il réalise soumettent ces motos à de fortes contraintes.
Sa carrière et son palmarès pourraient faire des envieux. Il souligne sur CycleNews, lors d’une interview qu’il leur a accordée : « J’ai piloté en World Superbike en 2002. J’étais champion italien de Superstock en 2002, puis j’ai commencé avec le développement de la moto d’usine, Ducati 999, en 2003. »
« C’était la même position que celle que Michele Pirro occupe maintenant. Nous avons travaillé sur le développement du moteur, du châssis et de tout le package de la moto qui a remporté le championnat du monde avec Neil Hodgson en 2003. »
La Ducati 999 est devenue très connue, alors qu’elle était tellement différent des 916 et 998 de l’époque. « Ce fut une grande évolution pour Ducati en termes de moteur. Elle était plus agile par rapport à la 998, mais stable en même temps. Donc, je pense que c’était une très bonne moto, vraiment rapide. »
Mais après avoir développé des motos pour la compétition, Alessandro est passé aux motos de série. « En 2007, je suis passé aux motos de série et j’ai commencé immédiatement avec un chef-d’œuvre : la Ducati Desmosedici RR. C’était mon premier amour dans la production de Ducati Motor Holding. C’était vraiment une superbe moto, très exotique. » Il ajoute que « lors de la première semaine que j’ai effectuée à ce nouveau poste, j’ai compris la force de la marque Ducati, car quand je la testais sur une route normale, tout le monde était là, tout le monde était excité en voyant cette moto. C’était incroyable de conduire cette moto sur une route normale. »
Effectivement, dans l’histoire de Ducati, c’est la première moto
de série si proche d’une MotoGP, et le premier V4 de la marque à
sortir en petite série. Et Alessandro n’est pas sans avoir
d’anecdotes à son sujet : « C’était vraiment du MotoGP. Je
me souviens du premier jour à Ducati Motor Holding lorsque
l’ingénieur projet de cette moto m’a demandé de la tester afin de
me faire une opinion sur une route normale. »
Quand il m’a montré la moto, j’ai dit: « Cette moto ? Êtes-vous sûr ? » Il n’y avait pas de plaque d’immatriculation, pas de rétroviseurs, rien. C’était vraiment un prototype MotoGP. J’ai dit : « Comment puis-je aller sur des routes normales avec cette moto? » Il a répondu : « Mettez la plaque à l’arrière et sortez la tester. » « Je me suis exécuté. De plus, la police était très contente de voir cette moto. C’était incroyable. »
Et c’est ainsi qu’une MotoGP a roulé sur la route, avec juste une plaque d’immatriculation. « Ça a pu être amusant quand la police m’a contrôlé. Ils m’ont demandé mes papiers et ceux de la moto, mais ils ont immédiatement compris que c’était un prototype de compétition, et pas une moto destinée à la série. Ils m’ont même demandé de faire un wheeling. J’ai dit « Non, tu es fou. Je ne ferais jamais un wheeling devant toi. » Ils voulaient juste faire une vidéo pour leurs amis, alors j’ai fait le spectacle. C’est fou la sympathie qu’attire les Ducati. »
Mais cette moto, malgré son style inimitable, n’a été produite qu’en très faible série (1500 exemplaires et pas un de plus). Alessandro a également travaillé sur la gamme 1090 : « En parallèle, j’ai également travaillé sur cette moto. C’était une super moto. Nous avons aussi gagné beaucoup de courses avec elle. Ce fut un changement de direction complet en termes de style, venant de la 999. C’est quelque chose dont je me souviens lors d’une des premières rencontres avec Claudio Domenicali (PDG de Ducati), il a dit que nous voulions revenir au basique avec cette moto, car cela lui rappelle beaucoup la 916. »
« C’était vraiment intéressant de commencer à travailler avec la moto qui avait, par exemple, un gros disque à l’avant. C’était en effet la première moto qu’il y avait des disques de 330 mm et un moteur puissant avec beaucoup de couple. Vraiment, vraiment, une moto italienne. »
Le V4 chez Ducati, une révolution
« Nous avons commencé le développement de la Desmosedici Stradale en 2015. Nous commençons avec la nouvelle Panigale V4, et là aussi c’était une autre grande étape dans le développement car c’était la première fois que nous mettions en production une moto équipée d’une V4 avec ce genre de puissance (sans compter le Desmosedici D16RR). »
« C’était un changement de philosophie, c’est sûr. Nous voulions ajouter quelque chose de performant, qui nous permette de gagner le Championnat du Monde Superbike. L’année dernière, nous étions très près de remporter le championnat en Superbike, mais comme vous le savez, ce n’était pas possible. »
« Mais nous aimerions avoir quelque chose également utilisable sur des routes normales. Ce quatre cylindres, la Desmosedici Stradale, est, je pense, un moteur magique car il est souple et coupleux sur une plage de faible et moyen régime, et la puissance arrive lorsque vous allez dans la partie la plus élevée de l’indicateur de régime. »
« C’était vraiment un changement dans notre philosophie que nous avons également mis dans le Streetfighter. Ce moteur a le même calage que notre MotoGP [NDLR : bigbang] pour avoir le couple disponible à moyen régime mais également la puissance à haut régime et la douceur du quatre cylindres. »
Châssis, moteur, position de conduite, c’est lui qui valide le développement
La Panigale V4 était la première moto de série de Ducati équipée d’un V4. Ce nouveau moteur a également donné l’envie à Ducati de faire renaître un mythe, la StreetFighter. Alessandro est revenu en détails sur ce projet : « Comme pour tous les projets, nous partons de la fiche projet où nous fixons les jalons du véhicule. Ensuite, nous travaillons en parallèle, nous commençons donc à définir et esquisser l’esthétique de la moto. Ensuite, nous regardons son ergonomie et aussi la géométrie. C’est la première phase, où nous faisons quelque chose comme un patchwork sur le véhicule et mettons différents composants provenant de différents projets, par exemple, la selle du Monster et le guidon de la Multistrada ou autre chose. »
« Ensuite, nous commençons à travailler sur la position du guidon, de la selle et des repose-pieds, le triangle du pilote. Ensuite, nous entérinons la position du moteur dans le châssis. Par exemple, en ce qui concerne la Panigale mais aussi la Streetfighter, nous avons fait pivoter le moteur de 42 degrés vers l’arrière afin d’avoir plus de place pour que l’avant du moteur se rapproche de la roue avant. Ensuite on fixe toute la géométrie, donc l’empattement, la chaîne, l’offset de la moto, et on donne du caractère à la tenue de route. »
Un des gros problèmes rencontrés lors du développement d’une nouvelle moto est de trouver le meilleur compromis pour un panel de pilotes très larges : du plus petit au plus grand, en passant du plus mince au plus lourd…
« Je commence à travailler sur la moto en essayant de comprendre le positionnement sur le marché et sa mission. Ensuite, quand je trouve quelque chose que j’aime, nous avons un panel de pilotes d’essai qui ont des antécédents différents, des tailles différentes. On fait ce test, ce test standard, et là on comprend si ma proposition va bien ou qu’il faut changer quelque chose pour rendre tout le monde heureux. »
« Ce n’est pas facile de venir donner la satisfaction à tous les pilotes, mais c’est sûr qu’on essaie d’aller dans le sens d’avoir une ergonomie la meilleure possible. Par exemple, notre Panigale V4 est, je pense, l’Hypersportive la plus confortable du marché car nous avons placé les repose-pieds pas si près de la selle. C’est très important. De plus, la position du guidon donne à la partie supérieure du corps une position naturelle, vous n’avez donc pas à trop vous déplacer vers l’avant pour éviter les douleurs au cou et ainsi de suite. »
Alessandro s’est ensuite attardé sur le développement sur piste et sur route des futures Ducati, qui accumulent des milliers de kilomètres de tests avant d’arriver en concession.
« Habituellement, je travaille sur le développement sur des circuits. Donc, pour chaque projet, nous commençons sur un grand terrain d’essai que nous avons dans le sud de l’Italie qui s’appelle Nardo Technical Center (également le siège technique de Porsche, Audi et Bentley) où il y a un grand anneau de 12 kilomètres). C’est vraiment incroyable, et confidentiel, très sécurisé du grand public. Là, nous pouvons tester la fiabilité de la moto, des composants, mais aussi, nous faisons un test à grande vitesse d’un point de vue aérodynamique et de confort pour le pilote. »
« Ensuite, à l’intérieur de cet anneau, il y a une piste qui ressemble au Mugello. Il fait sept kilomètres de long. Et bien d’autres installations, comme une piste pour les essais de suspension. Ils ont une piste d’essai de bruit et également une piste d’essai off road. »
« Nous pouvons commencer le développement des motos là-bas et ensuite nous passer à d’autres types de routes. Je dois vérifier le comportement des motos également sur des routes normales. C’est très important. Ensuite, nous avons également un autre type de test qui est celui de la fiabilité que nous commençons à Nardo, où nous roulons sur 1000 kilomètres, à la fois sur l’anneau où nous passons à plein régime en sixième vitesse, puis sur la piste. Nous faisons une demi-semaine sur piste et une demi-semaine sur l’anneau de vitesse afin d’avoir des données plus rapidement. Ensuite, nous réalisons des roulages selon les projets, mais nous roulons de 50 000 kilomètres à 100 000 kilomètres, dans le cas de la Multistrada, par exemple. »
« Ces 100 000 kilomètres sont réalisés sur route, et non sur un banc de test, pour être au plus proche de l’utilisation qu’en fera un client. Nous roulons jour et nuit. Pas toute la nuit, mais nous roulons presque toute la journée et une partie de la nuit également. »
Des capacités d’adaptation mises à rude épreuve
Être pilote de développement, c’est aussi savoir passer d’une Superleggera à un Scrambler, et savoir donner les bonnes directions aux équipes de Ducati. Du tout terrain au coude posé par terre à haute vitesse, il faut savoir tout faire. « Certes, l’approche est différente, car le cœur de métier de la Superbike doit être la vitesse sur piste, et cela permet à différents pilotes qui ont des compétences de pilotage différentes d’atteindre leur performance maximale. La performance est au cœur de la moto sportive. »
« Lorsque nous parlons de la Multistrada, nous changeons notre objectif pour être davantage axé sur le confort du pilote, le confort des passagers, la protection aérodynamique, la confiance et la convivialité avec le pilote. »
« C’est une approche complètement différente, mais nous voulons garder l’ADN de course de Ducati, donc avec la Multistrada, vous trouverez une moto confortable que vous pouvez également utiliser pour un long voyage, mais lorsque vous tournez la poignée, vous sentez le cœur de course de la Ducati. »
La Multistrada a été l’une des premières motos à avoir ouvert la voie à l’utilisation de la suspension électronique, un équipement qui a beaucoup évolué ces 10 dernières années. « Nous avons été les pionniers de cette technologie. Nous avons tout de suite compris que c’était vraiment bon pour le pilote et pour le véhicule. Nous avons commencé à travailler sur le logiciel qui fonctionne avec cette suspension, et nous développons toutes ces années de nouvelles fonctionnalités pour avoir une configuration de suspension en temps réel sur le véhicule. »
« La Multistrada est, je pense, l’exemple de ce travail où le système réagit immédiatement lorsque vous arrivez sur un trou sur une route normale ou lorsque vous effectuez des manœuvres comme le freinage, l’accélération, le wheeling ou la mise sur l’angle. Ainsi, on modifie en temps réel l’amortissement, et sur l’amortisseur, on travaille sur la précharge du ressort afin de changer le mode de charge. »
« Il existe différentes technologies derrière ce système. Par exemple, pour la Multistrada, nous avons des suspensions semi-actives où nous travaillons en temps réel sur le réglage, et elles changent très, très rapidement l’amortissement, passant de l’amortissement maximum au minimum en quelques millisecondes. »
« Sur la Panigale, nous avons la suspension qui réagit avec une philosophie différente. Elle ne fonctionne que sur les différents événements qui sont, par exemple, le freinage, l’accélération, puis le milieu de virage.
« Nous travaillons dans ces trois situations différentes et nous ajustons l’amortissement afin d’avoir la meilleure configuration. Nous utilisons pour les deux technologies l’unité de mesure inertielle (IMU), le capteur qui nous donne les informations sur ce que fait la moto. Si elle accélère, penche, est en wheeling. »
Une technologie issue du MotoGP
Et l’IMU utilisé sur les motos de série est un sacré avantage. Alessandro ajoute : « Ce fut un grand saut vers le futur car avec cette petite boite magique d’une si petite dimension, on a tout compris sur la moto. Donc, nous savons exactement l’angle d’inclinaison, et cela a également introduit une grande possibilité pour l’ABS en courbe grâce à ce capteur. »
« Pour le contrôle de traction, nous connaissons exactement l’accélération et le wheeling. Vous savez que sur le wheeling, nous travaillons de deux manières différentes car notre contrôle de wheeling est vraiment précis, et il fonctionne à la fois sur l’angle de celui-ci mais aussi sur le taux d’inclinaison. C’est vraiment précis mais grâce à ce capteur nous avons eu la possibilité de développer une stratégie qui fonctionne vraiment bien. »
« Nous partageons différentes technologies avec le MotoGP et le Superbike. L’IMU que nous utilisons sur la Panigale V4 est le même que celui que nous utilisons sur le World Superbike. Il en va de même pour les stratégies de contrôles. Le contrôle de traction que nous avons sur la Panigale V4, la Panigale V2, et également sur le nouveau Streetfighter, est le contrôle de traction qui vient directement du prototype MotoGP Desmosedici GP18. »
« C’est vraiment une bonne chose car nous travaillons avec Ducati Corse afin d’avoir un échange continu de technologie. Nos motos sont donc vraiment équipées des dernières technologies à jour dans ce secteur. Il y a un grand échange d’informations. C’est vraiment important pour le développement des motos de série. »
Pour le plaisir des yeux, et ceux qui ne connaîtraient pas les qualités de pilotage d’Alessandro Valia, voici quelques vidéos avec les Panigale V2 et V4.