Tout d’abord, il y avait une porte accessible par une bretelle d’autoroute dédiée. Quelque chose comme l’entrée des fournisseurs.
Cette porte donnait accès à un genre de zone industrielle plutôt coquette, en tous cas plus que la moyenne de ses équivalentes en Chine. De belles allées, largement ombragées, de vastes zones vertes, et, saupoudrés dans ce vaste espace, une multitude de bâtiments industriels simples mais élégants. Rien de très grand. Il s’agissait en fait d’un village d’entreprises, toutes touchant de près au monde très particulier de la course moto.
Il y avait là tous les services compétition des constructeurs engagés dans les Grands Prix moto, mais il y avait aussi les services dédiés de tous les équipementiers, des fournisseurs de pneumatiques aux fabricants de boîtiers électroniques les plus divers, en passant par les spécialistes de l’hydraulique, du freinage, des suspensions et tous les accessoires divers mais extrêmement spécialisés qui entrent dans la composition d’une moto de course. De la part des constructeurs, il y avait une vraie activité de fabrication des machines de course. En ce qui concerne les équipementiers, il s’agissait plutôt de stocks à disposition des acteurs principaux.
Comme dans tout le reste du complexe, la sécurité était une obsession permanente. Concernant les personnels travaillant ici, ils ne pouvaient entrer que s’ils étaient embarqués dans les navettes spécialisées, et bien sûr s’ils avaient reçu par injection les puces RFID convenables. Pour le matériel, les entreprises avaient leur propres camions qui n’étaient pas fouillés, mais qui étaient systématiquement pris en charge et escortés par la police chinoise. Sur le parc d’activités, les rondes de vigiles étaient incessantes et ce n’était que la partie émergée de l’iceberg car le revers de la médaille d’une telle concentration, c’était le risque d’espionnage. Ce risque avait été assumé dès la création du complexe car l’on voulait organiser les choses pour la moto de la même façon qu’elles avaient fini par l’être pour la Formule 1 automobile où l’Angleterre était le passage quasi obligé pour toutes les équipes, y compris Ferrari. Les avantages étaient évidents : tous avaient tout sous la main…
Cette zone protégée était accueillante, mais ceux qui la fréquentaient n’avaient pour la plupart qu’une vague idée de ce que pouvait être le reste du complexe. Ils n’en savaient que ce que voulaient bien en dire les médias, c’est à dire bien peu. Il y avait bien un passage par lequel les machines de course étaient acheminées mais c’était toujours ceux de l’autre coté qui venaient chercher le matériel au volant de petits camions électriques.
Le centre de formation était une zone à part et avait lui aussi sa propre porte. Le trafic y était beaucoup moins intense que dans la précédente, il se résumait aux approvisionnements de ce campus un peu particulier. Ici les étudiants étaient systématiquement internes. On formait tous les techniciens dont le monde de la course avait besoin, c’était donc du très haut niveau, du très pointu. Les meilleurs accédaient au complexe, les autres tentaient leur chance dans le village d’entreprise. La formation étaient de qualité, car basée sur la connaissance du matériel réel de la course que tous avaient sous la main. En effet, c’était sur des motos pas encore vraiment obsolètes que l’on travaillait ici.
On formait aussi les pilotes de classe internationale. Ils étaient les plus jeunes étudiants : on les détectait très tôt et vers l’âge de 12 ans, ils intégraient le centre. Bien évidemment les travaux pratiques se taillaient la part du lion. Inlassablement, ils tournaient sur deux ou trois tourniquets sous l’œil vigilant de pilotes d’anciennes générations. Les gestes techniques étaient constamment répétés pour devenir en toutes circonstances des automatismes. Au gré des rencontres, il arrivait que des affinités apparaissent et d’anciens pilotes prenaient sous leurs ailes des petits jeunes en qui ils croyaient, ils devenaient leurs mentors. Ce genre d’associations, bien que parfois difficiles à assumer ou même carrément ambiguës, avaient largement fait leur preuves et on tentait de les favoriser. Encore plus que pour toutes les autres catégories d’étudiants, la sélection était impitoyable. Les responsable d’équipes faisaient leur « marché » , mais ils ne voulaient que les tout meilleurs, une infime minorité, et seuls ceux-la accédaient au complexe. Les autres rentraient dans leurs pays où ils formaient l’ossature des spectacles nationaux ou continentaux. Comme leur formation comprenait un approfondissement des techniques financières et de communications, ils se débrouillaient en général plutôt bien. Et c’était tant mieux car il était évident qu’ils n’auraient pas de seconde chance puisque absolument tout le recrutement au niveau mondial se faisait dans ce centre. C’était contractuel.
La troisième porte était celle du complexe proprement dit. Toutes les équipes engagées dans les Grand Prix avaient leurs bases ici. Chacune un bâtiment distinct de chaque coté de la grande avenue succédant à la porte d’entrée. Tout le matériel et toute l’administration des équipes y étaient regroupés. Cette artère se transformait ensuite en une large et belle route conduisant aux circuits.
A une époque, quand on avait considéré l’énormité des frais engendrés par le déplacement des équipes tout autour du monde tout au long de la saison des Grands Prix, on avait décidé que les équipes resteraient toutes fixes et concentrées dans le même lieu. Simplement, on approcherait les circuits : ce serait plus gérable économiquement.
On avait donc construit dans ce lieu reculé de la Chine des reconstitutions fidèles des principaux circuits du monde. Si la Chine avait obtenu ce marché, ce n’était pas uniquement à cause des grands espaces disponibles ni à cause de son immense puissance financière, c’était aussi et surtout à cause de la méticulosité reconnue de ses techniciens. Pour les États-Unis, on avait reconstitué Laguna Seca et l’anneau de Daytona. L’Angleterre était représentée par Silverstone et Thruxton. Il y avait aussi Jarama, Montjuich, Jerez, Monza, Imola, Assen, le Sachsenring, Interlagos, Assen, Imatra, le Bugatti, Spa, Anderstop, Suzuka, Motegi, Philipp Island…
Mais surtout, surtout, l’on avait reconstitué deux énormes légendes. La première c’était le circuit du TT, l’incroyable route de l’île de Man. Bien sur, on avait été obligé de penser sécurité et si les murets en pierre étaient bien là ainsi que les maisons, ils étaient constitué de blocs de mousse peints en trompe l’œil. Mais Ballaugh Bridge avait gardé sa forme si particulière et les motos y sautaient toujours allègrement.
L’autre légende reconstituée était tout aussi monumentale quoique d’un genre tout différent : Le Nürburgring. Le vrai, l’ancien, celui qui n’en finissait pas de tourner…
Tous les weekend de la saison, il y avait un Grand Prix sur l’un ou l’autre des circuits, et l’intendance était ainsi beaucoup plus facile à assumer et la fatigue bien moindre. Tous les soirs, chacun rentrait dormir chez soi.
Il y avait une quatrième porte, beaucoup plus grande, plus monumentale que toutes les autres. Elle donnait elle aussi accès au complexe. Elle ouvrait sur une immense place entourée des pavillons des annonceurs finançant ce sport. Chaque sponsor avait fait construire à son idée une petite merveille d’architecture, et on recevait là tous les VIP que l’on invitait pour assister au Grand Prix de la semaine. Le luxe ruisselait de tous les éléments constituant cette cité perdue.
C’était aussi le lieu d’où l’activité des médias se déployait. Ils étaient particulièrement choyés car ils étaient les seuls à pouvoir faire connaitre au monde la fantastique activité déployée derrière les 5 rangées de clôtures entourant le complexe. Aucun vrai spectateur n’avait accès aux vrais motos, aux vrais champions.
Ce fut ce qui causa la perte du complexe.
Dans tout les pays du monde, la frustration des motards grandit et se cristallisa. Elle résonna dans les réseaux sociaux. A un signal donné, ils convergèrent au travers de la Sibérie et de la Mongolie vers le complexe. La guerre fut longue et rude, mais finalement rien ne put s’opposer à la force dévastatrice de leur passion. Les 5 rangées de clôtures furent démantelées et l’on fit manger leurs chiens aux vigiles. Bien sûr, ce fut une victoire à la Pyrrhus et les Grands Prix cessèrent totalement.
Mais l’autre jour, comme je revenais d’avoir fait quelques tours avec ma T500 dans le parc de Montjuich, j’ai croisé un pote qui revenait d’avoir enchaîné deux tours du TT puis trois tours du Nürburgring avec sa Manx, et ça, ça n’a pas de prix.
Ce texte a été écrit par Jean-Marc Donnat en 2013 sous le titre « Les quatre portes du Paradis ».
Nous avions alors énormément apprécié cette fiction, ou cette prémonition, de ce que pourrait devenir un jour les Grands Prix moto qui nous sont si chers.
Nous ne pensions évidemment pas qu’une actualité assez sombre pourrait faire passer cette idée de la pure fiction à une éventuelle solution, et la rendre un tout petit peu moins folle !
Brrrrrr…. froid dans le dos !
En tout cas, merci à l’ami Jean-Marc Donnat pour son autorisation, et encore bravo pour sa plume très inventive !